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LA LOUVIERE- Réseau louvièrois de Lecture publique -Province-Gazomètre |
LA LOUVIERE |
8 ECO 00.00 |
2 |
oui |
550019391 |
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Critique de Pierre Assouline pour le Magazine Littéraire Dans son dernier roman, Le Cimetière de Prague, Umberto Eco s'est intéressé aux Protocoles des sages de Sion, un faux qui a contribué au mythe d'un «complot juif mondial». Le mélange de vérité et de fiction, l'ambiguité de l'ouvrage créent la polémique. Les Auvergnats ? D'une cupidité légendaire. Les Italiens ? Peu sûrs, menteurs, vils, traîtres. Les Espagnols ? Vaniteux. Les Croates ? Ignorants. Les Maltais ? Ingrats. Les Gitans ? Insolents. Les Anglais ? Sales comme chacun sait. Les Prussiens ? Impérieux, évidemment. Les Français ? Méchants, paresseux, arnaqueurs, orgueilleux, jaloux et persuadés que le monde entier parle français. Quant aux Allemands, ils sont proprement à chier étant entendu que, produisant le double de matières fécales que les autres, ils leur sont inférieurs physiologiquement puisque leur activité intestinale s'exerce aux dépens de leur activité cérébrale. Alors les Juifs, vous pensez ! Il est comme ça, Simon Simonini, né piémontais de mère française vers le milieu du XIXe siècle du côté de Turin, auréolé du titre prestigieux de capitaine pour avoir plus ou moins fait le coup de feu avec les mille garibaldiens. Il n'aime que la cuisine. Pour elle, pour sa plus grande gloire et sa volupté secrète, il n'aura jamais assez de mots trop hauts. Nul ne sait comme lui accommoder les côtes de veau Foyot (ne pas oublier d'assaisonner in fine avec du chou-fleur sauté), la bagna caöda (on vous fait grâce des détails), le pot-au-feu (tout y est une question de sauces, fondamentales). À croire qu'il vit pour manger, boire et haïr les Juifs, dans cet ordre. Un atavisme enraciné chez les siens depuis son grand-père (un officier qui abandonna l'armée savoyarde pour les Bourbons de Florence). Grâce à lui, sa famille a, concernant les Juifs, quelques convictions dans le sang : ils sont le peuple athée par excellence, ils n'ont d'yeux que pour le monde ici-bas et pas un regard pour la vraie vie au-delà. Son grand-père lui a transmis en héritage le grand livre (Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme) dans lequel l'abbé Barruel avait trouvé une explication du monde selon laquelle les templiers des origines et les libres maçons avaient été corrompus par les illuminés de Bavière - vous suivez ? Encore qu'on ne se méfie jamais assez des prêtres, ces oisifs, foi de Simonini, qui place les jésuites au pire du pire : « Des francs-maçons habillés en femme », c'est dire. Et comme les « frères trois points » sont pieds et poings liés avec les Juifs, tout s'explique. Un jour, rue Maître-Albert, notre héros a retrouvé les notes de l'abbé Dalla Piccola ; elles faisaient état de rendez-vous avec de fameux folliculaires antijuifs, Léo Taxil et Édouard Drumont. Mais n'était-il pas déjà victime d'un syndrome de double personnalité ? Était-ce lui ou un autre ? Sa connaissance du vieux Paris est rarement prise en défaut, avec une faiblesse pour le quartier Maubert et, sur l'autre rive, le passage des Panoramas et le passage Jouffroy, bouches mystérieuses. Ses restaurants ? Foyot, Magny, Brébant-Vachette, Le Grand Véfour, le Café anglais. Simonini se damnerait pour un cimier de chevreuil ou une petite timbale à la Pompadour, de quoi digérer son observation des troubles de la fonction utérine chez la femme, cette horreur, lors des éprouvantes séances de Charcot à la Salpêtrière. Il a eu la chance de découvrir l'origine du Mal au moment où le vieil antijudaïsme chrétien passe le bâton merdeux au moderne antisémitisme politique. Heureux ceux dont la passion, l'idée fixe, la raison de vivre s'inscrivent dans une charnière historique. Il connaît ses classiques, à commencer par le Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu (1864) de Maurice Joly qui démonte le cynisme de la race élue. D'avoir écouté Toussenel l'a troublé ; ses paroles donnaient corps et crédit aux obsessions de grand-père. Non seulement les Juifs étaient bien les ennemis de l'autel et des plèbes, mais il y avait là « un marché antijuif » à exploiter. Tout s'éclaire soudain : « D'où devait partir le projet hébraïque pour la conquête du monde ? Mais de la possession de l'or, comme me l'avait suggéré Toussenel. Conquête du monde, pour mettre en état d'alerte monarques et gouvernements, possession de l'or, pour satisfaire socialistes, anarchistes et révolutionnaires, destruction des sains principes du monde chrétien, pour inquiéter pape, évêques et curés. » Le faussaire Lucas est son modèle : trente mille faux à son actif, qui dit mieux, tous réalisés à partir de pages de garde arrachées aux livres de la Bibliothèque nationale ou sur du papier ancien volé. Un génie qui a berné son monde au-delà du raisonnable. Simonini en a retenu que la forgerie pouvait accéder au rang envié d'un des beaux-arts dès lors que l'on mettait autant de vice que de talent à créer de toutes pièces un acte notarié, des testaments olographes ou une vraie fausse lettre, et à imaginer des aveux compromettants. Ainsi Simonini en vint-il à fabriquer un faux antisémite appelé à devenir lui-même un classique de la pensée obsidionale, ses « Protocoles pragois », comme il les appelait, avant qu'ils passent à la postérité sous le titre Les Protocoles des sages de Sion. Mais sans lui, la police tsariste les lui ayant volés pour les instrumentaliser à son goût et à son usage. Nous avons notre comptant de mystères, de complots, de machinations et de coups de théâtre. Umberto Eco raconte bien ; on sent qu'il y prend un grand plaisir, autant si ce n'est davantage qu'à l'enquête érudite. Il suffit de l'avoir écouté parler pour deviner la voix qui sera la sienne une plume à la main. Chaude, colorée, digressive. Son timbre demeure allègre, dût-il évoquer des drames. Il a pourtant voulu faire de son héros « le personnage le plus cynique et le plus exécrable de toute l'histoire de la littérature », prétention qui étonne de la part d'un lecteur aussi avisé. Il devrait savoir que les pires d'entre eux se sont toujours avancés masqués. Et puis Simonini réussit presque à nous émouvoir en évoquant sa lecture passionnée de Joseph Balsamo ou la tendre sensualité de Babette d'Interlaken. Umberto Eco a choisi la forme des journaux intimes, tenus en 1897-1898, avec force flash-backs. Il lorgne du côté du feuilleton, ainsi qu'en témoignent les dessins et gravures qui y sont reproduits. N'empêche que sa mise en place des personnages et son exposition des scènes gagneraient à être parfois un peu moins appuyées. Où est le mystère d'un personnage qui se présente dès la première page comme un antijuif et nous redit l'objet de sa haine à intervalles réguliers ? On est gêné d'avoir à rappeler que l'art du roman consiste à montrer sans démontrer. C'est souvent touffu, nécessairement labyrinthique puisque nous sommes chez Eco ; aussi fournit-il un mode d'emploi à la fin, tableau en trois colonnes (Chapitre, Intrigue, Histoire) afin que le lecteur perdu s'en sorte. De quelque manière qu'on l'envisage, ce tableau est un aveu d'échec du romancier ; il est vrai que le narrateur peine à s'y retrouver, il en convient lui-même, malgré la finesse de Jean-Noël Schifano, traducteur de tous les romans d'Umberto Eco, au fait de ses tours et détours. Diffusés en 1905 en Russie et aussitôt traduits dans de nombreuses langues, les Protocoles ont été dénoncés comme un faux par le Times de Londres en 1921. Ce qui ne les a pas empêchés de connaître une brillante carrière de best-seller. Mein Kampf tenta de leur accorder un certificat d'authenticité. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ils sont surtout diffusés dans le monde arabo-musulman. Le Cimetière de Prague offre un boulevard à l'esprit de l'époque, la nôtre, si prompte à débusquer le complot à l'oeuvre à chaque coin de rue. Sous le couvert anodin et ludique de la fiction, il fera bien plus de ravages dans l'imaginaire. Mais, de cette responsabilité, l'auteur entend se laver les mains au motif que l'interprétation est du seul ressort des lecteurs. L'enjeu s'inscrit dans un débat entamé il y a quelques années sur les frontières entre la fiction et la réalité, et la nécessité pour les lecteurs d'entrer en empathie avec les héros de roman. Umberto Eco prend soin de prévenir que tous les personnages ont vraiment existé, à l'exception du principal d'entre eux ; mais son entourage dûment attesté lui donne du crédit et renforce un halo de vérité pervers. Même si l'auteur répéte que son héros est l'homme le plus haï du monde, celui-ci n'en convoque pas moins sur le papier les conjurés de Sion afin qu'ils mettent au point leur plan de domination du monde. La sagesse populaire n'enseigne-t-elle pas qu'il n'y a pas de fumée sans feu ? Jonglant en permanence avec le premier et le second degré, Umberto Eco est là à son affaire. On n'est pas plus ambigu. Au fond, nous dit-il, Simon Simonini a réellement existé : « En quelque sorte », précise l'auteur, non sans ajouter à la toute fin : « Il est encore parmi nous. » Umberto Eco n'en parie pas moins sur l'intelligence de son public, ses centaines de milliers de lecteurs potentiels. Il prend des risques.
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