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Le musée modifie le regard porté sur l'oeuvre. On ne regarde pas de la même façon une peinture au musée que dans un palais, une cathédrale ou n'importe quel autre contexte. Mettre une oeuvre d'art au musée, c'est en changer radicalement la perception. L'invention, assez récente, du musée est un évènement qui, selon Malraux, s'inscrit parfaitement dans l'histoire esthétique européenne : La fiction. Depuis la renaissance, avec les nouvelles techniques de la peinture (la perspective, le sfumato) on a confondu, en Europe, l'art avec l'illusion. Le Beau Idéal est une esthétique de la fiction, un théâtre ; et l'un des efforts des artistes modernes, patent depuis Manet et les impressionnistes, a été de se libérer de cette domination de la fiction, de l'anecdote, de la représentation. Les oeuvres d'art, avant la renaissance italienne, n'étaient pas, la plupart du temps, destinées à représenter mais à présenter. Pour le dire autrement, les oeuvres d'art n'en n'étaient pas ; elles n'étaient pas des objets servant à figurer, par exemple, des dieux immortels, mais elles étaient les dieux éternels eux-mêmes, en tout cas pour ceux qui les admiraient dans leur contexte d'origine. L'art européen de la renaissance et son illusionnisme a perdu ce regard primordial et a finalement inventé le musée, qui est devenu un lieu où l'on exposait ce que l'on considérait comme des chefs d'oeuvre. Les artistes modernes et contemporains depuis la fin du dix-neuvième siècle ont cherché à gratter ce vernis d'illusion déposé sur l'ensemble de l'art et ont permis de redécouvrir les masques africains, les estampes japonaises, les statues orientales, les peintures romanes, pour ne plus y voir le fruit d'une inhabilité ou d'une grossièreté mais des formes et des couleurs qui sont, fondamentalement, les seuls attributs de l'art. Le musée imaginaire, qui doit suppléer au musée traditionnel, n'est donc pas un lieu physique mais l'ensemble des oeuvres d'art, du monde entier et de toutes les époques, auxquelles chacun d'entre nous a accès aujourd'hui grâce aux reproductions. Ce sont les livres d'art (et maintenant j'imagine qu'on pourrait y ajouter, en premier lieu, internet) où l'oeuvre d'art subit encore un grand nombre de métamorphoses du fait de cette exposition particulière, mais où plus aucune n'est oubliée. Il est donc beaucoup question de photographie dans ce livre, des cadres et surtout de leur absence et en général de la perception de l'oeuvre d'art. Mettre le problème de la fiction au coeur de l'art, le délivrer des vieilles querelles d'écoles à travers les temps et les espaces, ressusciter les oeuvres oubliées, c'était le grand voeu de Malraux. Et, dans ce foisonnement de réflexions sur l'histoire de l'art, les questions qu'il pose peuvent également trouver des échos dans notre monde contemporain. Les innovations technologiques et leurs constantes évolutions, mais aussi les nouveaux musées d'art moderne ou primitifs, ne cessent de modifier notre regard. La radiographie des peintures, la popularisation de la troisième dimension, l'universalité d'internet, sont bien au coeur de la réflexion du musée imaginaire.
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Aimable vagabondage dans l'érudition effarante d'un cerveau échauffé par des décennies d'opium, traversé de fulgurances, de raccourcis géniaux. La thèse de cet essai est connue : la photographie et la diffusion des beaux livres d'art crée à partir du XXe siècle un « Musée Imaginaire » d'une richesse incomparable, qui met à disposition une vision et permet une compréhension bien plus globale, complète et détaillée de l'aventure artistique (depuis les origines, sur tous les continents et dans tous les domaines) que celle dont pouvaient disposer nos prédécesseurs. Et Malraux de nous promener alors entre ses souvenirs de visites de musées, cathédrales, temples asiatiques… et ses beaux livres, pour quelques coups de projecteurs sur des sujets qu'il affectionne. Il commence l'air de rien avec le poncif selon lequel la photographie élimine au XIXe siècle le besoin pour la peinture de créer une illusion de la nature. Permettant ainsi l'irruption de la peinture moderne. Mais le dépasse en reprenant plus en détail l'avènement chez les artistes d'un sentiment de peindre non plus pour reproduire la nature mais pour la peinture elle-même. Qu'il analyse comme issu initialement de la beauté de l'esquisse, remarquée puis libérée de la contrainte de présenter un tableau fini, perfectionné, lissé, héritée de siècles d'académisme postérieurs à la Renaissance. Delacroix et Manet, puis Cézanne et enfin les Impressionnistes sont le chemin de cette libération qui devient totale avec et après le cubisme. Il remarque aussi que cette notion de réalisme dans l'art est finalement très minoritaire, circonscrite à l'art occidental à partir de la Renaissance et de ses successeurs. Parce qu'avant, de tous temps et partout, ce que nous appelons aujourd'hui « art » a d'abord une fonction magique : être le véhicule de l'âme d'un défunt dans l'au-delà, incarner les dieux ou les héros et saints. Jusqu'aux artistes des cathédrales pour qui la perception qu'on a aujourd'hui de leurs oeuvres est très éloignée de leur intention en les créant. Et l'objet des artistes est surtout de représenter plutôt que de reproduire, y compris en utilisant un symbolisme formel. Ce qui n'empêche pas l'habileté, leur apparente « maladresse » étant surtout liée à la façon dont nous les regardons après des siècles de réalisme pictural. Ce « Musée Imaginaire » est un révélateur, notamment grâce à la photo de détail qui dévoile des splendeurs enfouies. Figure un exemple frappant avec deux photos du St Jean Baptiste de la cathédrale de Reims. de loin, une statue d'église banale parmi des milliers ; en gros plan, un visage d'une grande beauté, très émouvant, sculpté avec une finesse merveilleuse. C'est ainsi que se découvre l'extraordinaire beauté des statues de l'art roman ou gothique. « On les regardait peut-être, mais on ne les voyait pas ; sinon Baudelaire et Delacroix ne les eussent pas ignorées, et Viollet-le-Duc, qu'enthousiasmait l'architecture de Notre-Dame, ne les eût pas détruites. » Révélateur aussi des styles. La profusion des oeuvres rassemblées permet de les identifier, « aucun musée ne nous montre à ce point une longue suite d'oeuvres accéder à la vie qu'elle tiennent de leur succession […]. le style mésopotamien, depuis les Fécondités des tombeaux jusqu'aux empreintes de sceaux, aux bas-reliefs, aux statues et aux plaques de bronze des nomades, semble prendre, surtout à travers l'équivoque unité de la photo, une existence de créateur… D'où, l'entrée en scène de ces sur-artistes imaginaires qui connaissent une confuse naissance, une vie, des conquêtes, des défaites, une agonie, parfois une renaissance ou une résurrection - que nous appelons les styles. » Via la profusion des reproductions, on peut aussi repérer les chefs d'oeuvres au sein d'un même style, parce qu'ils se distinguent du reste. S'il ne peut l'effacer, le « Musée Imaginaire » permet de réfléchir à l'oeuvre du temps. Sa part brutale : on dispose souvent uniquement de fragments des statues antiques ; leurs couleurs ont disparu ou se sont patinées. Mais aussi dans le domaine de la perception : l'oubli. La fin de la foi et ainsi de l'incarnation de dieux en qui nous ne croyons plus. Surtout si l'on parle des dieux égyptiens, mésopotamiens, aztèques… Mais aussi parce que plus personne aujourd'hui, même chrétien, n'envisage qu'une statue d'église incarne réellement la Vierge ou le Christ. La foi a été remplacée à partir de la Renaissance par la poésie que l'artiste faisait naître par son oeuvre. Mais même pour cette dernière, le temps a fait son oeuvre : la surprise née de l'irruption de cette poésie a disparu, remplacée pour nous par ce qui n'est plus considéré que comme la beauté ou l'émotion que suscite un tableau ou une sculpture, une oeuvre d'art. Avec ce que cette notion implique de balisé. Malraux se révèle aussi un homme ému par ce que le progrès dans le diffusion des connaissances a apporté à sa vie d'intellectuel et d'artiste, par sa chance d'être né à une époque qui lui offre ce trésor. Et il se serait certainement réjoui de voir que ce trésor, réservé à ceux qui avaient alors (en 1965) les moyens de posséder moult beaux livres, est devenu accessible à tous via les reproductions disponibles sur internet.
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